Marcelo Damiani
Au début, Reynaldo était simplement Rey. Il régnait, souverain et
autarcique, sur ses parents, ses tantes et ses oncles, ses grands-parents ainsi
que sur les amis de la famille, sans le moindre obstacle ou la plus petite
opposition. Il n'avait qu'à émettre un son guttural et las en désignant l'objet
de son désir pour que sa volonté soit exaucée sur-le-champ. La vie, à cette
époque-là, consistait à individualiser la forme des choses qui pullulaient
autour de lui, et ensuite, à se consacrer à la tâche ardue de décider s'il les
voulait maintenant ou plus tard. Sans doute était-ce là que résidait la clé
permettant de comprendre sa fascination précoce pour le cinéma, même s'il se
plaignait souvent d'avoir connu le septième art assez tard. Sa mère l'avait
emmené pour la première fois dans une salle de projection peu avant qu'il fête
ses quatre mois, à son 111e jour de vie pour être exact, et cela, évidemment,
équivalait à une irrémédiable perte de temps. Par ailleurs, à travers le défilé
incessant des images à l'écran, le petit Rey avait découvert le phénomène de la
déception. Les sons gutturaux, les gestes spasmodiques et jusqu'aux plus
épouvantables des crises de larmes semblaient insuffisantes pour endiguer le
flot des objets désirés et rapidement perdus à jamais dans cette lucarne de
l'infini. C'était comme se trouver au milieu d'un incontrôlable ouragan de
stimulations qui le secouait d'un côté et de l'autre sans aucune compassion.
Rey ressentait des explosions de plaisir, mais comme si, simultanément, elles
étaient submergées dans un turbulent courant de douleur. Cela semblait destiné
à venir à bout de sa capacité d'étonnement, ainsi que de son énergie, vu
qu'après ses véritables séances de torture, il finissait épuisé. De sorte que
chaque sortie au cinéma affaiblissait son pouvoir, et pendant un temps, le
transformait en un bébé apathique et méditatif, nourrissant de lourds soupçons
sur l'authenticité de son règne. Progressivement, cependant, les choses
reprenaient leur cours normal et il recommençait à exercer son pouvoir
tyrannique sur les tous êtres qui l'entouraient. Parallèlement, son désir de
retourner au cinéma s'aiguisait, pour prouver de nouveau sa force devant ce
rival qui le tentait avec des objets qu'ensuite il cachait ou faisait
simplement disparaître, sans qu'intervienne une quelconque logique ou
notification. En outre, plus il y avait de temps qui s'écoulait entre deux
films, plus il était sûr que cette fois, il pourrait contrôler le flux d'images
à sa guise. Sauf que quand il revenait dans la salle obscure, les choses
continuaient à lui échapper irrémédiablement. Et sa mère, au lieu de lui
fournir ce qu'il demandait, comme à n'en pas douter c'était son rôle,
l'emmenait loin de là, sous la menace – unique option raisonnable face à ses
cris et trépignements puérils ; du moins jusqu'à ce que sa gorge se
fatigue de hurler et que tout son corps, vaincu, glisse dans le sommeil. Voilà
comment le cinéma devint son pire ennemi.
La naissance de sa sœur, l'apprentissage de l'alphabet et l'apparition de
nouveaux et plus grands obstacles l'empêchant de préserver son règne dans le
palais familial, lui donnèrent néanmoins l'opportunité d'afficher une certaine
indifférence à l'égard de ce monstre qui se montrait toujours si imperturbable
vis-à-vis de ses pouvoirs plus que douteux. Ensuite, comme ces ennemis dont les
vies finissent par dépendre du combat qu'ils ont entrepris, il se mit à être
subjugué par les images. Leur magie le projetait hors du monde. En une
misérable tentative pour découvrir leur mécanisme, il avait l'habitude de se
repasser mentalement les meilleures parties des films qu'on l'emmenait voir,
cherchant à débusquer le truc qui l'avait fait tomber dans leurs filets. De
sorte qu'il sombra dans le fétichisme. Par le biais de photos et de figurines,
il essayait de s'approprier certains visages ou personnages qui, toutefois, ne
cessaient pas de lui démontrer leur caractère revêche et fuyant. Peu importait
tout ce qu'il avait déjà, il y avait toujours quelque chose qui échappait à son
pouvoir ; il comprit donc que la réalité n'était en rien similaire à ses
images. Peut-être est-ce à cause de cela qu'il ne sentit pas que ses pouvoirs
étaient en train de vaciller, jusqu'à ce qu'il relie ce qu'il se passait sur
l'écran à des paroles précises qu'il apprenait jour après jour, et qui
paraissaient, au même titre que les images, destinées à emplir de sens le
courant des événements qu'était sa vie. Le point d'inflexion, lorsque les
images et les mots se mêlèrent pour toujours, surgit dans un cinéma en plein
air, non loin du dernier qu'il restait sur l'île ; là, il découvrit le
secret des étoiles.
Sa famille venait d'arriver à Buenos Aires et Rey avait déjà nombre de
souvenirs heureux d'autres cinémas en plein air et d'autres nuits d'été passées
à contempler des films à l'extérieur. Il va de soi que parfois, le plus
intéressant était le spectacle du ciel et des étoiles ; si bien que cela
ne le dérangeait pas de changer d'écran et de s'endormir avec l'agréable
sensation d'être une partie importante de l'univers. Sa famille, aussi loin que
remontait sa mémoire, avait toujours vécu dans une grande maison des environs
de Colonia. L'été, quand la chaleur devenait insupportable, ils avaient
l'habitude de dormir dans la cour du fond. C'était l'un des rares cas où Rey
appréciait énormément tous les préparatifs préalables au grand événement. En
général, la soirée commençait par un barbecue préparé par son père, sans
dessert et avec le pressentiment de ce qui s'annonçait ; Rey avait remarqué
que ses parents utilisaient ces dîners dehors pour scruter le ciel, à la
recherche de nuages suspects. Régulièrement, la pluie les avait surpris au beau
milieu de la nuit, et, au-delà de la bonne humeur avec laquelle ils faisaient
face à l'imprévu, personne n'aimait que son sommeil soit gâché de la sorte. Il
leur arrivait même d'avoir recours au flair de leur chienne pour régler la
question. C'était une doberman vive qui détestait la pluie et qui, donc,
quand elle la sentait venir, cohérente avec elle-même, n'approchait la cour
sous aucun prétexte, même s'ils la tentaient avec les morceaux de viande les
plus juteux. Rey aimait cette chienne. Elle avait été sa camarade de jeux et
d'explorations avant la naissance de sa sœur, et sa mère ne se lassait jamais
de lui répéter qu'ils étaient nés le même jour. Mais Rey, lui, ne trouvait pas
cette coïncidence aussi frappante que celle de son nom : La Noire était
noire. Cela paraissait stupide, mais, pour lui, c'était très sérieux. Il avait
demandé plusieurs fois à ses parents, ensemble et séparément, pour confronter
leurs versions, qui l'avait baptisée ainsi ; Rey, fidèle à son statut de
roi, était un monarque très méfiant. Apparemment, son nom lui avait été donné
par un vétérinaire inconnu : Rey aurait aimé lui demander pourquoi il
l'avait choisi, vu que tous les dobermans qu'il avait croisés étaient noirs.
Est-ce que cela ne prêtait pas à confusions ? Comment savoir précisément
laquelle était La Noire ? Était-il possible que personne avant n'ait eu
l'idée de donner ce nom-là à une autre doberman ? Ou alors ils s'en
fichaient ? Les gens réfléchissaient-ils avant d'agir ? C'était la
raison pour laquelle il choisissait toujours sa chienne comme personnage
principal chaque fois qu'à l'école, on lui demandait d'écrire une rédaction
avec un sujet libre. Mais ses maîtresses ne comprenaient pas non plus
l'importance de la question. Rey soupçonnait qu'il y avait beaucoup de choses
que les adultes ne comprenaient pas ou ne voulaient pas comprendre,
volontairement. Ce qu'en revanche, ils semblaient avoir bien compris, c'était
que La Noire ne se trompait jamais quand il s'agissait de prévenir qu'il allait
pleuvoir. Du coup, dès lors que ses parents étaient convaincus qu'il n'y aurait
pas de pluie la nuit, pendant qu'ils débarrassaient la table, juste avant
d'aller regarder la télévision ou directement au lit, la question tant attendue
était posée : « Qui
veut de dormir dehors ce soir ? » « Moi !
Moi ! » criait sa sœur, et Rey échangeait un regard lourd de sous-entendus avec
sa chienne. Alors, ils se précipitaient pour aller chercher les morceaux de
tissus qu'avait faits leur mère pour installer sur le gazon. Arrivait ensuite
le tour des matelas, tâche exclusive des hommes de la maison ; les femmes,
elles, se chargeaient des draps, des courtes pointes et des couvertures, au cas
où il ferait trop froid pendant la nuit. Enfin, les tortillons, les bombes et
les crèmes pour les protéger des moustiques. Rey était toujours le premier à se
coucher, mais le dernier à s'endormir, comme s'il craignait de manquer le
spectacle de la nuit étoilée.Quand ses parents se couchaient, Rey demandait à
sa mère où étaient La Croix du Sud, Les Trois Maries, Les Pléïades, L'Étoile du
Berger, et, évidemment, sa planète préférée : Mercure. Il savait parfaitement
où elles se trouvaient, mais il ne lassait jamais de poser la question, comme
s'il lui fallait une nouvelle confirmation du savoir qu'il avait acquis après
tant de nuits à dormir dehors. Il ne se contentait pas d'identifier les groupes
d'étoiles qui lui étaient familières, il cherchait aussi de nouvelles formes
dans le ciel. Parfois, il avait l'impression de voir des bateaux, des chevaux,
des chiens, des trains et des arbres, voire des dragons qui ressemblaient au
grain de beauté qu'il avait sur l'un de ses bras. Il essayait toujours de
partager ses trouvailles avec La Noire, unique membre de la famille qu'il
pouvait réveiller en pleine nuit sans se faire gronder. La Noire ouvrait un œil
stoïque, regardait vers le point que lui désignait son maître, émettait un
soupir d'assentiment et se réinstallait à côté de lui pour se rendormir.
C'était ça, la vie.
Traduction de l'espagnol (Argentine): Marine Amilien / Kimberly Bance / Helena
Borrego / Pauline Bouchière / Boudesseul Juliette / Lucie
Bréguier / Jordane Coutin / Céleste Dochen / Blanche Doussin /
Déborah Drouillard / Julie Dubois / Margot Heudel / Alice
Hubourg / Cassandra Lecomte / Nicolas Machado / Hadji Msahazi /
Marie Pépin / Maxime Poncet / Éléonore Renaud / Loïck Verron - Université de Poitiers.
Merci beaucoup à tous. M.D.